De l'importance du Zen.
Déclin de la noblesse, émergence de nouvelles classes et du zen.
L'oisiveté de la noblesse de l'époque Heian (794-1185), va entraîner un mouvement de protestation et un refus envers l'autorité centrale représentée par les Fujiwara. Ainsi dès la moitié de la période Heian, deux clans vont évincer le pouvoir en place avant de se livrer entre eux une véritable bataille pour ce même pouvoir, il s'agit des Taïra et des Minamoto (faits relatés dans le Heiji Monogatari et le Heike Monogatari, respectivement "Dit de Heiji" et "Dit de Heike"). La victoire définitive des Minamoto au début du XIIe siècle fera entrer le pays dans une nouvelle ère, celle de Kamakura (1185 -1333). En 1192, Minamoto no Yoritomo est officiellement nommé seiitaishôgun 征夷大将軍 (litt. "grand général pacificateur des barbares", dont on emploie surtout la forme abrégée de shôgun) et installe son bakufu 幕府( litt. "gouvernement de la tente") à Kamakura, nouvelle capitale du régime militaire. L'empereur est maintenu "pour le prestige", mais n'a plus aucune autorité sur les affaires du pays et pendant que la noblesse continue de s'adonner aux plaisirs des jeux raffinés et mondains, une nouvelle classe de guerriers se constitue : c'est l'apparition des fameux samurai.
Parallèlement, les moines bouddhistes continuent de se spécialiser dans l'aménagement des jardins et le terme ishitatesô 石立僧 (litt. "moine dresseur de pierre") se généralise pour les qualifier. Cela dit, tout comme la noblesse, les moines sont des érudits que les tâches les plus pénibles répugnent (chercher et ramener sur site des pierres, extraction d'arbres, ou creuser les plans d'eau, etc.). Pour cela, ils font appelle aux parias de la société. Ces gens mis au rebut, exercent le plus souvent un métier "tabou" (càd qui ont un rapport avec la mort selon le shintô ou le bouddhisme), tel que boucher, équarrisseur, tanneur, etc. Ils s'installaient proche d'un cours d'eau ou d'une rivière (pour des raisons pratiques de "nettoyage"), "territoire" inondable et insalubre, dont personne ne voulait. De là viendrait leur surnom de kawaramono (litt. "chose du bord de la rivière"). Quoi qu'il en soit, les moines firent donc appelle à eux, de manière de plus en plus systématique au fil des ans pour concevoir les différents aménagements de leur jardin, à un point tel, que certains commenceront petit à petit à se spécialiser dans ce nouveau "métier", à obtenir une meilleure considération sociale et même à devenir des "stars" ayant les faveurs du Shogun ! L'un des plus célèbres de ces sensuikawaramono sera Zen'ami (1386-1482) à qui certains historiens attribuent la création du jardin du Ginkakuji (une autre hypothèse en attribue la paternité à Sôami, mort en 1525).
Le bouddhisme évolue lui aussi, le pays a rétabli des relations avec la Chine et la Corée, et un nouveau courant va très vite influencer toute la société et marquer les esprits de la classe militaire : il s'agit du Zen. Importé vers le début du XIIe siècle par le moine Eisai (courant Zen Rinzai), puis moins d'un siècle après, par le moine Dôgen (Zen Sôtô). Le Zen va trouver une profonde résonance auprès des guerriers, qui mènent une vie martiale, faite d'entraînements difficiles et de préparation à la mort. Le fait que le Zen prône le jiriki 自力, idée qui consiste à penser que seule sa propre force intérieure peut conduire un être à briser le cycle des renaissances (à opposer au tairiki 他力du bouddhisme jôdo, qui prône l'inverse : c'est la compassion du bouddha seule qui peut briser ce cycle), va bien entendu séduire les bushi (guerriers) qui sur un champ de bataille ne peuvent compter que sur eux même pour survivre. D'autre part, le Zen recherche "la véritable essence des choses", il faut donc dépasser les apparences, le superficiel, d'où un certain dédain pour l'ostentatoire et un esthétisme sobre, voire austère, qui en découle. Cette manière de penser confortera les militaires dans leur aversion pour la noblesse et les poussera à leur ravir le pouvoir.
Périodes de troubles et conséquences.
1333 marque le début de l'époque Muromachi (1333-1568) qui correspond à la prise du pouvoir par Ashikaga Takauji, qui se proclame nouveau shôgun et installe à nouveau la capitale à Kyôto. Cette courte période de l'histoire japonaise est l'une des plus sombres, marquée par les guerres des deux cours (1336-1392) et d'Ônin (1467-1477). Cette dernière inaugure une période que les historiens appellent Sengoku (1467-1568), "période des Etats en guerre" , pendant laquelle émergeront les figures emblématiques des "3 unificateurs du pays" que seront : Oda Nobunaga (1534-1582), Toyotomi Hideyoshi (1536-1598) et Tokugawa Ieyasu (1543-1616). La capitale sera presque entièrement détruite au terme de ces batailles pour le pouvoir absolu du pays et d'énormes moyens seront mis en oeuvre par la suite pour reconstruire la ville. Pendant cette période, beaucoup de jardins disparaissent. Les pierres sont pillées par les vainqueurs pour leur propre domaine, les bâtiments brûlés. C'est une des raisons qui explique qu'il reste très peu de jardins de l'époque Heian de nos jours.
Mais paradoxalement, dans ce contexte chaotique, l'économie va considérablement se développer (pas étonnant du reste, vu l'importance des chantiers de reconstruction). On rebâti donc, un nouveau style architectural apparaît : le style Shoin 書院, qui cristallise l'idée que nous nous faisons aujourd'hui d'une pièce japonaise : apparition des shôji (fenêtres de papier), fûsuma (porte-cloison de papier), tatami (natte en paille de riz), tôkonoma (alcôve sacrée), etc. Pour décorer ces nouvelles constructions, on fait appelle aux artisans qui eux aussi vont développer de nouvelles techniques et bien entendu on reconstruit les jardins. C'est vers 1342 qu'est aménagé par Musô Kokushi (1275-1351, moine Zen Rinzai, aussi connu sous nom posthume de Sôseki) le temple Tenryûji et son jardin. Ce dernier est intéressant à plus d'un titre car il est emblématique de l'évolution japonaise en terme de création et d'aménagement d'espace paysagé. En premier lieu, et bien que faisant toujours référence au modèle continental (exemples : présence d'un nantei , arrangement vertical des pierres de la cascade, élaboration en 3 plans évoquant les peintures à l'encre de la dynastie chinoise des Song), sa superficie est considérablement réduite. De fait, si un étang est bien présent, sa taille ne le destine plus à la navigation et la manière d'appréhender le jardin va évoluer : désormais on va le contempler depuis les bâtiments, tel un tableau géant en 3 dimensions. Point encore plus crucial, le même Musô Kokushi avait réaménagé peu avant (1339), le jardin du temple Saihoji (qui était avant les guerres un jardin de type Jôdo et qui est devenu entre temps le siège de l'autorité Zen Rinzai) et y avait fait dresser ce que les historiens s'accordent à désigner comme la première "cascade sèche". Rappelons que jusqu'à présent, les bâtisseurs de jardin ne faisaient que reproduire les aspects "visibles" de la Nature. Or, Kokushi, pour la première fois, conceptualise et propose une interprétation très personnelle de l'idée même d'une cascade d'eau, constituant ainsi une première phase d'abstraction de la représentation de la Nature qui conduira à la naissance des karesansui quelques années plus tard. Cette cascade sèche qui s'inscrit dans un motif plutôt horizontal, dénote avec le goût chinois qui préfère la verticalité comme nous l'avons évoqué dans l'exemple du Tenryûji. Là aussi, il faut y voir une conséquence directe de l'émancipation de la pensée autochtone et du développement des idées et d'un goût proprement japonais.
Le karesansui comme archétype de jardin à part entière.
Vers la fin de l'époque Muromachi, les premiers karesansui, tels que nous les connaissons, vont donc apparaître, explorant plus encore la voie ouverte par Kokushi. Pour être exact, signalons que le terme karesansui existait déjà dès l'époque Heian (il est cité dans le sakuteiki), mais qu'il ne correspondait pas à un archétype de jardin à part entière. Sous l'influence de l'esthétisme zen, les moines vont concevoir des jardins de très petites tailles comparés à ceux de la noblesse, un moyen comme un autre d'illustrer un adage zen qui dit que "Tout l'univers est contenu dans un grain de sable". Ces "nouveaux" karesansui exclusivement réalisés pour être contemplés depuis les bâtiments adjacents (on y pénète juste pour l'entretien) sont des compositions très graphiques de pierres, de graviers, de mousse, avec une plus ou moins importante densité de plantes et arbustes (on pense souvent ,à tort, que les karesansui sont des jardins exclusivement minéraux, hors c'est surtout l'absence d'eau qui caractérise ces jardins -ndlr).
L'art des jardins est d'ailleurs en étroite relation avec la peinture : Sesshû (1420 - 1506) moine-peintre, figure emblématique de la "nouvelle peinture japonaise" (c'est à dire celle qui veut se démarquer de la peinture "classique" chinoise des Song et Yuan), traitera ses créations de jardins avec le même dépouillement, la même vigueur plastique et le même sens du vide, qui caractérise son oeuvre picturale. Ces jardins secs font encore référence à la nature et aux thèmes classiques ( tel que le mont Penglai ou Hôraisan 蓬莱山 en japonais, île-montagne qui selon un mythe taoïste abriterait des immortels), mais en les traitant à l'aide d'éléments minéraux (comme au Daisenin, premier exemple connu à avoir traité ce thème sous forme "sèche"). Mais dans certain cas, la thématique est toute autre, et les jardins servent à illustrer une parole sacrée, une idée ou un moment particulier de la vie, comme la phase de l'éveil du Bouddha (toujours au Daisenin). Ce dernier type d'aménagement est bien plus "abstrait" et fait la part belle à l'élément minéral. On pense que ces jardins servaient de support à l'enseignement des novices. On peut souvent lire également qu'ils étaient des supports à la méditation, chose cependant peu probable. Zazen ( méditation assise et immobile ) se pratique encore aujourd'hui face à un mur : l'esprit ne doit pas se laisser déconcentrer. Aussi on imagine mal les moines pratiquer zazen devant un jardin ou chaque élément constitutif porte en lui une valeur symbolique et délivre un message à celui qui le contemple. Il est sans doute plus probable que les grandes étendues de gravier ratissé comme au Ryôanji , servaient et servent toujours d'exercice de concentration pour les moines (maîtriser sa concentration est la première étape à franchir pour espérer arriver à contrôler son esprit ). Cet exercice quotidien fait partie (au même titre que d'autres tâches ménagères) de ce que l'on appelle samu, qui est une forme de méditation en mouvement, complémentaire de zazen. Il s'agit d'exercer une tâche en étant à la fois entièrement concentré sur son action et détaché, l'esprit "vide" (mushin 無心). Pour dire à quel point le zen avait intégré toutes sortes de couches de la société, notons que certaines écoles de sabre, telle que la Tenshin Shôden Katori Shintô-ryô, la pratique des kata (ensemble de formes de combat codifiés) était considéré comme de la méditation en action. Ainsi toutes formes d'actions, d'activités et même de métiers peuvent être pratiquées dans cet état d'esprit. Quoi qu'il en soit, certains jardins secs zen ne révéleront peut être jamais leurs secrets à l'instar du Ryôanji qui est certainement le karesansui qui cumule le plus d'hypothèses au sujet du pourquoi de sa création, sans qu'aucune n'apporte de réelles explications sur ce qui a conduit un ou des individus à créer un jardin avec un tel niveau d'abstraction... si volonté d'abstraction il y a...
Vers de nouveaux concepts de jardins.
Le karesansui marque donc une phase majeure dans l'évolution des jardins nippons et est une des traces profondément "visibles" de l’influence du zen sur la société. Plutôt que de recréer une "copie conforme" de la Nature, les moines zen essaient d'en traduire l'essence même au travers le jardin. On passe du mimétisme à un symbolisme presque abstrait.
Pendant le développement du karesansui, il ne faut pas perdre de vue que les jardins de la noblesses et des riches seigneurs (daimyô) basés sur les modèles de Heian, continuent d'évoluer en parallèle pendant la même période. Afin d'échapper aux règles strictes d'urbanisme, certaines personnalités se font construire des propriétés plus grandes en dehors de l'enceinte réglementée de la ville qui donneront lieux à certaines "innovations" comme : l'abandon de la symétrie de l'architecture au profit de l'asymétrie, l'incorporation de "partie" traitée en karesansui , ou encore la création de petits sentiers pour se promener à pied au détriment du canotage... Ces évolutions, marquent la naissance d'un nouvel archétype de jardin : celui du "jardin de promenade" (kaiyûshiki teien 回遊式庭園 ) tel que l'on peut l'admirer au Kinkakuji ou Ginkakuji.
Enfin, notons que vers le milieu du XVe siècle, de nouveaux ouvrages sur les "secrets de l'art du jardin" sont rédigés. Parmi les plus connus, notons le Sansui narabini yakeizu 山水并野形圖 (parfois dénommé Senzui narabini yagyo nozu) qui traite de la relation entre le jardin et l'architecture. Le manuel comporte de nombreuses illustrations et croquis explicatifs qui mettent en lumière l'extrême attention qui est apportée lors de la disposition des pierres, signes que les règles de géomancie sont toujours bien présentes dans les esprits des gens de cette époque aussi. Le Tsukiyama Sansui Den de Sôami a semble t-il été lui aussi un "best-seller" de cette même période.
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Minamoto no Yoritomo (1147-1199), premier shôgun du Japon. |
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Shôji, tatami, deux éléments caractéristiques du style shoin, représentatif du "style japonais" tel qu'il est imaginé en occident. |
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Chaque matin un moine se charge d'effacer les motifs des étendues de gravier et les refait. on dit qu'il faut 7 ans de pratique pour arriver à tracer convenablement ces motifs (samon 砂紋) plus ou moins complexes, qui diffèrent selon les temples. |
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Ginkakuji (銀閣寺), Kyôto. Partie la plus ancienne du jardin, attribuée selon les sources à Zen'ami ou Sôami, qui inclue des sentiers autour de minuscules plans d'eau. |
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