Caractéristiques
Evolution de l'archétype "étang-île" des jardins du continent déjà présents aux époques Asuka et Nara (voir "historique"), les jardins de style Shinden sont sans doute les "moins japonais des jardins japonais". Plutôt de grande taille, cet archétype est étroitement lié au style architectural shinden dont il tire son nom. Les bâtiments , résidences aristocratiques de l'époque ou temples, se composent de plusieurs pavillons reliés par des corridors et s'organisent en forme de "U" renversé, autour d'un pavillon central (shinden 寝殿). Devant la façade sud de ce dernier se trouve une zone recouverte de graviers ou galets blancs (nantei 南庭), et un étang de grande dimension, alimenté par un petit court d'eau sinueux (yarimizu 遣水) pouvant comporter, lorsque la topographie du lieu le permet, une cascade. On trouve au centre de l'étang, une île principale (nakajima 中島) reliée(s) à la berge par un pont. Au sud de l'étang, de petites collines sur lesquelles arbres et arbustes sont plantés, sont formées à partir de la terre retirée lors du creusement du plan d'eau. Ces jardins, que l'on peut qualifier "de plaisance", puisqu'ils sont aménagés pour distraire l'aristocratie de l'époque, sont avant tout conçus pour être admirés depuis les bâtiments ( l’architecture jouant alors un rôle de "cadre"). De nombreuses cérémonies officielles et activités ludiques s'y déroulent également : spectacle de danse, concert de musique, partie de pêche, canotage, concours de poésie, observation de la Lune et autres jeux divers sont organisés sur le nantei ou près des points d'eau. Au Japon l'été étant très chaud, les activités proches du yarimizu et tout particulièrement celles se déroulant sur l'étang, sont appréciées pour le rafraîchissement qu'elles procurent et pour les nouvelles perspectives qu'elles offrent sur le jardin. On désigne plus précisement ces "jardins-étang pour canotage" sous la dénomination : Chisen shûyûshiki teien 池泉舟遊式庭園.
L'un des objectifs des jardins de cette époque est de recréer dans un espace bien plus petit, une Nature sublimée et de provoquer le fuzei 風情 (litt. souffle de l'émotion), l'émotion éprouvée lorsque l'on contemple un paysage naturel. Ceci implique de ne pas faire une "copie" littérale de la Nature sauvage, mais bien au contraire, de l'interpréter au travers la mise en oeuvre du jardin (donc de faire jouer son propre esprit et ses goûts personnels). Ce dernier devient alors le support à l'expression du soi, au même titre qu'un poème par exemple. La relation avec la poésie va bien au delà de cette simple comparaison. En effet la Nature, sujet de prédilection de la culture nippone, se trouve être au centre de toute activité artistique : les japonais aiment leur terre, et la glorifient au travers de peintures, de chants, de danses, de textes poétiques et bien entendu de jardins. Tout est lié : la littérature jouant véritablement un rôle moteur dans le processus de création des jardins. Ainsi comme le met en évidence Marc Peter Keane dans son livre "L'Art du jardin au Japon", la Nature sauvage inspire les poètes, les poèmes succitent des images "poétiques", qui se retrouvent intégrées dans les jardins. La boucle est finalement bouclée, lors de concours où les poètes ne sont plus directement inspirés par la Nature sauvage, mais par son évoquation au travers du jardin.
le style Shinden est sans doute l'archétype de jardin le plus marqué par le cycle naturel des saisons. Ceci est mis en évidence dans l'aménagement de Shikitei 四季庭 (litt. jardin des 4 saisons). Le jardin est partagé en 4 parties évoquant chacune, associée à un point cardinal (selon les règles de la géomancie chinoise sur laquelle nous reviendrons dans la partie "éléments constitutifs" ) et à une saison. Ainsi à l'est, on plantera des essences à floraison spectaculaire au printemps comme les célèbres cerisiers japonais (sakura 桜 ou 櫻) et à l'ouest des arbres à feuillages flamboyants à l'automne, comme les non moins célèbres érables japonais (momiji 椛).
C'est toujours ce même amour de la Nature du pays, qui poussent peu à peu les aristocrates japonais, à abandonner dans les jardins, la création de représentations évoquant des paysages naturels de style chinois, leur préferant ceux de leurs propres régions (côtières et maritimes en particulier). Les lieux naturels réels ne sont pas les seuls à être représentés dans le jardin, des lieux mythiques le sont également. On retrouve par exemple des arrangements de rochers évoquant les montagnes sacrées P'eng lai (jap : Hûraisan 蓬莱山) et Sumeru (jap : Shumisen 須弥山) , empruntées respectivement à la mythologie du Tao (道教) et au Bouddhisme.
Il ne faut pas perdre de vue que superstition, mysticisme, ésotérisme et religion influencent et régissent la vie des personnes de cette époque, surtout à la cour de l'empereur. Croyances Shintô, Taoïstes et Bouddhistes transparessent donc tout naturellement dans les aménagements des jardins et habitations des aristocrates. Deux doctrines de la cosmologie chinoise (arrivées "fusionnées" au Japon (on les retrouves géneralement sous l'appelation : in-yô gogyō setsu 陰陽五行説), celle du yin-yang (jap : in-yô ou on-yô 陰陽 aussi écrit 阴阳) et celle du wu xing (jap : gogyô 五行) sont au coeur du processus de création : bâtiments et jardins sont conçus et orientés avec une très grande rigueur selon des préceptes bien précis dans un but propitiatoire. Très schématiquement, disons que ces doctrines forment chacune un système de représentation de l'univers, bipôlaire pour la première (négatif-positif), et basée sur un cycle de corrélations inductives pour la seconde (cycle des 5 éléments ou phases évolutives : hi 火 - ki 木 - sui 水 - kin 金 - do 土 soit : feu, bois, eau, métal, terre). Chaque chose sur terre a sa place dans ces systèmes représentatifs. Ainsi l'enjeu était de faire en sorte que les différents aménagements réalisés par l'Homme viennent se positionner "à la bonne place", c'est à dire qu'ils ne viennent pas perturber l'équilibre des flux énergétiques qui composent le Qi (jap : Ki 氣 ), le souffle vital composant l'univers. En respectant ces précautions dans le cadre de la construction d'une habitation et de son jardin, on assurait au propriétaire du lieu une vie tranquille, longue et prospère.
Un autre style de jardin peut être inclus dans l'archétype Shinden : sous l'influence grandissante de l'enseignement bouddhique dit de la Terre Pure (Jôdo-kyô 淨土教), de nouveaux temples sont construits incluant des jardins. Certains aristocrates transforment même leur demeure en temple et réaménagent le jardin en "jardin de la Terre Pure" (Jôdo teien 浄土庭園). Ces jardins sont une représentation symbolique du paradis du Bouddha Amida (Amida butsu 阿弥陀仏, Bouddha de la lumière et de la vie éternelle) situé sur une île quelque part à l'ouest dans l'océan. Ces jardins, bien que perdant leur caractère ludique, continuent d'utiliser les mêmes élements constitutifs que les autres jardins de style Shinden, l'archétype reste donc le même, seules changent ses fonctions.
En conclusion, il faut retenir que tous les jardins de style shiden, dérivent de l'archétype primal "île-étang" directement hérité du savoir-faire continental et de l'attraît éprouvé par les aristocrates japonais de l'époque pour la Chine et sa culture. Ainsi, on pourrait qualifier les premiers jardins de l'époque Heian de "jardins de style chinois". C 'est seulement au cours des IXe et Xe siècles, qu' une génèse esthétique purement japonaise va commencer à modifier les règles des canons classiques.
Fortement imprégnés de ce que nous appelons aujourd'hui "géomancie", les jardins de type Shinden constituent une imitation des manifestations externes de la Nature, aménagés de façon récréative avec un grand sens pictural. Les Arts (peinture et littérature) y ont une place importante et influencent le processus de création. Les bâtiments jouent le rôle de "cadre" et participent au fondement d'un principe esthétique fondamental de l'Art des jardins au Japon, à savoir l'alliance de l'angle droit et des formes naturelles. On peut y voir ici, une nouvelle représentation de la dualité "yin-yang". Parfois véritables "mandala" en trois dimensions, les jardins de la Terre Pure n'en sont pas moins créés dans un but propitiatoire, façon sans doute, de se prémunir des forces naturelles que l'on sait violentes dans l'archipel. Au fur et à mesure de la compréhension de ces principes et lois qui régissent la Nature, ils et elles seront intégrées à leur tour dans les archétypes suivants, qui de ce fait, gagnerons en subjectivité.
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En haut : vue aérienne d'un ensemble de bâtiments de type Shinden.
En bas : Kyokusui no en (曲水の宴).
Concours de poésie reconstitué dans le jardin du Motsu-ji (毛越寺) à Hiraizumi. Une coupe de saké est posée en amont du yarimizu. Les poètes doivent finir leurs vers avant que la coupe ne les atteigne. Cette activité était très prisée par les aristocrates de Heian. |
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en haut : évocation de paysage côtier nippon sur l'Oizumi ga ike, étang-vestige du jardin-paradis du temple de Motsu-ji (毛越寺) construit vers 850.
en bas :
Le Byôdo-in (平等院) : plan (détail). Autre évocation du paradis de la Terre Pure. Ici on notera que les bâtiments eux mêmes ont été construits sur l'île principale de l'étang, évoquant ainsi le palais du Bouddha Amida. |
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